Entretien avec Fabien Lerat Le mouvement est une des manifestations fondamentales de la vie. Cette mobilité, force motrice et émouvante, Fabien Lerat lapproche, la cerne, la parcourt et loffre avec souplesse à travers un corpus duvres que les personnes en présence sont singulièrement invitées à animer du souffle de leur propre vie. Ce qui sexplore hic et nunc sont les multiples versants mouvants de lhumanité. Dominique Truco A 16, Manteau, Liaison, Ellipse, Lonely Planet, vos uvres sollicitent toujours une implication des visiteurs. Ainsi offertes à lexpérience de lindividu ou du groupe ont-elles des règles du jeu ? Fabien Lerat Je les détermine comme chaque instant est déterminant et sans règles de déroulement. Les règles du jeu sont le dire " Je " de chacun. Jinvite à la présence en place dun présent. La plupart des pièces sont sociables, requièrent lassociation éphémère dindividus. Le souhait est de convoquer la connaissance de chacun. Connaissance qui se fait la plupart du temps à travers des signes de reconnaissance, car souvent, dès quil y a plusieurs personnes en présence, elles sont portées à être en représentation. Dans cette représentation certains vont se reconnaître ou pas. Mais, mes pièces font appel aux présences plus quaux représentations, pour en arriver peut-être à mesurer toutes les distances qui nous rapprochent et nous séparent. Ce sont ces liens que les pièces mettent en présence avec cette difficulté du présent, du rapport au temps de chacun. Le temps est quelque chose de parfaitement horizontal. Tout ce qui vient traverser cette horizontalité crée des ruptures. Sans ce partage du présent on pourrait à peu près tous sentendre. Dès quon est en présence on est sensible. Est-ce à dire que le "Je" est dans le jeu? Mes propositions sont des paramètres à éprouver, à mesurer, à arpenter. Nous sommes mobilisés dans un état qui nous met tout dun coup à distance de nos responsabilités habituelles. Il nous faut trouver une disponibilité que je cherche à provoquer. Ce que peuvent créer ces pièces cest un espace respirant, dans lequel il apparaît une autre conscience de soi et des autres, qui nest pas dans le champ direct du politique ou du culturel, du familial ou de léconomique. Un espace vacant où chacun, par ses prises légèrement à distance, se trouve là. Sagit-il dexprimer sa différence ? Il sagit de retrouver ce qui nous est commun. Voire dexulter ce qui nous est commun. Cest ce qui se passe dans Manteau. Manteau éprouve une chaîne. On est tous en réseau et soi-même indivisible. Manteau est simultanément porté par dix personnes et les participants peuvent influer sur toute la ligne de manière égale. Ce qui nempêche pas, comme je lai vu quelquefois, quil y ait toujours quelquun pour prendre le pouvoir. Manteau cest aussi ce qui nous permet à tous dêtre là. Cest la stratosphère Dans lexpérience de vos uvres à quoi nous mesurons-nous ? Nous mesurons notre être-là. Un être-là en relation que chacun mesure à laune de chacun. On se mesure à des apories, au sens où lon se mesure à quelque chose qui se modifie au gré de la mesure. La modification sévalue au nombre de points de vue changeants à lintérieur ou à lextérieur de lune ou lautre des propositions. Entre ce que lon voit et ce que lon projetait dy voir, il y a toujours quelque chose qui a changé, qui est en mouvement, parce quil est difficile dêtre exclusivement contemplatif. "Comme un angle" ainsi que vous lénoncez et le rendez sensible dans cette uvre vertigineuse quest Colonne. Colonne crée un espace où linconscient souvre comme est prêt à souvrir dans sa chute et par le moindre déplacement dair que nous pouvons occasionner, langle droit que chaque colonne dessine entre elle et le visiteur. Colonne est constituée de colonnes torves, en latex, dont chaque niveau est indexé sur la hauteurs de nombrils relevés sur quelques uns de mes amis de tailles et sexes différents. La rencontre entre nos nombrils, leurs axes horizontaux et une colonne forme un angle droit. Dans la chute hypothétique de lun ou de lautre, la gradation de langle passe de 90° à 180°. Ici, on croise lexpérience du vide de façon fulgurante. Chaque chute frappe lesprit. Cest une petite mort pour un deuil rapide. Vos formes sont-elles invitations à prendre toute liberté? Oui, et cest la plus grande contrainte. Chacun, au moment où il fera nimporte quoi se rendra compte du plaisir quil a à le faire et se lexpliquera à un moment ou un autre. "Cest souvent le non-sens qui éclaire le sens ", pour reprendre une parole de Gilles Deleuze. Cest aussi ce qui était attachant chez les dadaïstes. Ils se croyaient capables de faire nimporte quoi. Cest proprement impossible mais lambition est magnifique. Ce qui apparaît à la conscience par lexpérience dHabitation hélicoïdale semble de toute autre nature? Ce qui est à luvre dans cette forme, cest le travail dune forme sur une autre. Une forme pyramidale de toile rose haute de 4,50 m qui se met à tourner de manière elliptique au moment où elle atteint son sommet de régularité. Très tendue par son plan de coupe, elle enserre au sol une seconde pyramide parfaitement régulière, mais imparfaitement tendue. La déambulation dans ces espaces est possible. Plusieurs personnes peuvent y prendre place et certaines à lintérieur de la petite pyramide. Une échelle en assure la structure et permet de monter au sommet, où sépanouit une trémie qui sapparente à une tribune et donne accès à un nouveau point de vue. Celui qui monte prend le risque de passer au-dessus de quelquun. Cette perte de contact avec le sol suspend lhorizontalité des points de vue, base des rapports humains. Habitation ascensionnelle que vous créez actuellement pour le musée de Strasbourg semble structurée sur les mêmes axes formels : horizontalité, verticalité, etc. Quelle perception produira-t-elle? Habitation ascensionnelle est une habitation sans fin. Il ny a pas dascension, seulement des changements de points de vue. Luvre exacerbe cette idée en spéculant sur lenvie de se hisser un peu plus, mais pour se dégager du présent. Cest une ascension temporisée par une forme qui limite et illimite. Elle est non-érigée, mais suspendue dans le long hall de verre du musée, et affleure le sol. Comme la Colonne sans fin de Brancusi, Habitation Ascensionnelle est une habitation sans fin composée de trois corps pyramidaux disposés tête-bêche et suspendus dans un mouvement hélicoïdal de 18 m. Je limagine comme une vibration, une corde vocale. A lintérieur, tout son émis sera vraisemblablement porté et réfléchi. Le rose de la toile traversée par les incidences jaunes de la lumière naturelle doit généré un rougeoiement proche dune activité presque sanguine. En se penchant, on accède au premier niveau dévasement situé à 1,20 m du sol. On ne monte pas plus haut dans la continuité chaînale. Ce que je souhaite ici cest que chacun retrouve des connexions qui échappent à nos déploiements, par exemple : mettre sa tête au centre dun espace de vacuité. Vous arrive-t-il dêtre étonné par les comportements que vos uvres suscitent? Les comportements, je ne peux pas men étonner. Mais je suis constamment recentré par eux, car on séloigne toujours de quelque chose qui est. Je suis donc appelé, rappelé par ce qui se joue, se dit, se vit. Je comprends et découvre des choses qui me recouvrent, comme les mots recouvrent la pensée. Les actes les découvrent. Les actes trouvent. Dans chercher et trouver, il y a deux problématiques. Chercher cest sattendre à ne pas trouver. Cest attendre et cette dimension du temps peut être somptueuse. Trouver cest ce à quoi on ne sattend pas quand on cherche. Si on cherche avec espoir de trouver on est dans un temps conditionné, et ce conditionnement risque de nous limiter. Quauriez-vous trouvé que vous ne cherchiez pas? Jaimerais trouver ce qui convoque chacun à être là, malgré nos temps différents. Ce serait le moment de notre plus grande humanité. Notre temps individuel ou collectif est constamment entravé par notre jugement. Je voudrais trouver cette distance qui est la mobilité infinie. Ouvrir les yeux, regarder au- delà des conditions et donc sen affranchir : ouvrir et franchir. Regarder longuement et attentivement, est-ce un exercice de considération? Cest envisager. A 16 est la pièce à " envisager ". Dans A 16, qui est une boucle de textile extensible, on est toujours à découvert quelque part. Ce qui recouvre ne dissimule pas. De lextérieur A 16 révèle les corps malgré les vêtements. A lintérieur cest la pièce qui donne le visage de lautre. Quand on a trouvé le point de confiance, on peut se reposer sur lautre. Lun avec lautre. Et ce point de confiance, cest le point de tension. Plus on est éloigné, plus on est proche. Cest dans ce moment quest ce visage Ce point-là nest pas toujours atteint puisque lautre on peut le regarder sans le regarder et il peut être là sans y être. Il mest arrivé de nombreuses fois de léprouver. Vous êtes quelquun de la proximité? Je suis à lautre, à sa proximité et celle-ci jouxte une distance infinie. Créer un lien et un échange cest demander quelque chose à lautre et dans cette demande il y a une forme de retrait. Nous serons en présence de quelles uvres à Vénissieux? Liaison, Praticable, Ellipse.
Dix font 60 cm de diamètre et un de 90 cm. La pièce est au sol parfaitement horizontale. Elle dessine onze cercles qui tous ont une attache les uns aux autres. Certains sont assemblés par trois ou quatre, dautres sont par un seul lien retenu à lensemble. Le tout forme une trame irrégulière. On peut se placer au-dessus de chaque cercle et lamener à la hauteur de sa taille, ou plus haut, ou plus bas et se retrouver en vis-à-vis avec dautres et la possibilité de se déplacer dans un espace rond pouvant inviter à tourner sur soi-même. La trame prédispose, mais a priori chacune des personnes en présence en dispose selon sa perception de linstant en son propre centre. Et linstant est fait des autres personnes en présence. On pense par lautre qui comprend. Combien existe-t-il de Liaisons? Il en existe deux ! Une grise et une rouge éosine. Nos liaisons sont comme ça, soit mentales, soit physiques. Le gris a cette surdétermination, et le rouge cette autre. On a deux types de liaisons mais qui sont toujours là simultanément. Quant à ma liaison à Ellipse elle demeure passablement brouillée Je comprends votre réticence car je souhaite que les images tombent et avec Ellipse jen produis une. Mais comme le dit Georges Simmel "nous savons notre centre à la fois au-dedans et au-dehors de nous". Ellipse : cest une ligne de crête entre soi et les autres. Cest une forme géométrique habitée par un paysage. Un paysage qui est débordé par le matériau qui le figure. La constitution dune ellipse est faite de deux points mobiles qui excluent un centre. La composition de cette chaîne de montagne en ovale crée un intérieur et un extérieur auxquels on accède en traversant le plus haut massif de cet ensemble. Elle est faite dun taffetas jaune et la ligne de crête est un crêpe noir qui matérialise les passages du regard dun côté comme de lautre pour les adultes. Tous les passages où un enfant peut porter son regard sont en taffetas jaune. Ladulte est-il dans le saillant? Ladulte brûle ses relations. La conscience de soi chez ladulte crée les massifs les plus hauts, les pierres les plus dures, celles qui résistent à lérosion. Ellipse, chaîne de montagne, est entièrement structurée par le ravinement. Toute couture est la place de leau. Elle nest indexée ni sur nos comportements, ni sur nos perceptions. A cette échelle, nous sommes Gulliver. Nous voyons à la hauteur dun oiseau. Vos uvres noccupent jamais lespace. Elles semblent plutôt en prendre ou en donner. Serait-ce le cas de Praticable? Praticable, cest une perception du temps déployé qui agit sur lespace de sa présentation au cours de la modification de ses figures. Praticable a deux surfaces, lune souple, lautre rigide, et la possibilité dêtre dans 36 états différents : du plat à lérigé, en passant par la surface souple ou la surface rigide, des formes anguleuses ou des formes arrondies. La mobilité est confiée aux visiteurs et aux hôtes. Ces huit panneaux de bois sont reliés par une âme en caoutchouc et composent un ovale régulier. Sur une face, ils sont recouverts dune peinture rouge oxyde, sur lautre dune mousse polyéthylène gris anthracite. Quatre de ces panneaux sont des rectangles et quatre sont des quarts de cercles. Quoi quil arrive les figures réalisées sont toujours celles dun cercle ouvert. Ouvert, comme vous semblez lêtre vous-même, à toutes expériences et dans une diversité de matières? Pour moi, la matière est un composé de matériaux et de perceptions engagé dans lexpérience. Les matériaux que jaffectionne sont toujours mis dans une situation non conforme. Ce qui sappelle Manteau, Théâtre, Liaison, et les autres pièces ne se conforment pas au corps de chacun. Ces uvres sont toutefois les mêmes par ce qui se passe à lintérieur et qui est de lordre dune démobilisation.
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