FABIEN LERAT + TEXTES

Entretien avec Fabien Lerat
Propos recueillis par Dominique Truco, novembre 2001
(english)

Le mouvement est une des manifestations fondamentales de la vie. Cette mobilité, force motrice et émouvante, Fabien Lerat l’approche, la cerne, la parcourt et l’offre avec souplesse à travers un corpus d’œuvres que les personnes en présence sont singulièrement invitées à animer du souffle de leur propre vie.

Ce qui s’explore hic et nunc sont les multiples versants mouvants de l’humanité.

Dominique Truco — A 16, Manteau, Liaison, Ellipse, Lonely Planet, vos œuvres sollicitent toujours une implication des visiteurs. Ainsi offertes à l’expérience de l’individu ou du groupe ont-elles des règles du jeu ?

Fabien Lerat — Je les détermine comme chaque instant est déterminant et sans règles de déroulement.

Les règles du jeu sont le dire " Je " de chacun. J’invite à la présence en place d’un présent.

La plupart des pièces sont sociables, requièrent l’association éphémère d’individus. Le souhait est de convoquer la connaissance de chacun. Connaissance qui se fait la plupart du temps à travers des signes de reconnaissance, car souvent, dès qu’il y a plusieurs personnes en présence, elles sont portées à être en représentation. Dans cette représentation certains vont se reconnaître ou pas. Mais, mes pièces font appel aux présences plus qu’aux représentations, pour en arriver peut-être à mesurer toutes les distances qui nous rapprochent et nous séparent. Ce sont ces liens que les pièces mettent en présence avec cette difficulté du présent, du rapport au temps de chacun. Le temps est quelque chose de parfaitement horizontal. Tout ce qui vient traverser cette horizontalité crée des ruptures. Sans ce partage du présent on pourrait à peu près tous s’entendre. Dès qu’on est en présence on est sensible.

Est-ce à dire que le "Je" est dans le jeu?

Mes propositions sont des paramètres à éprouver, à mesurer, à arpenter. Nous sommes mobilisés dans un état qui nous met tout d’un coup à distance de nos responsabilités habituelles. Il nous faut trouver une disponibilité que je cherche à provoquer. Ce que peuvent créer ces pièces c’est un espace respirant, dans lequel il apparaît une autre conscience de soi et des autres, qui n’est pas dans le champ direct du politique ou du culturel, du familial ou de l’économique. Un espace vacant où chacun, par ses prises légèrement à distance, se trouve là.

S’agit-il d’exprimer sa différence ?

Il s’agit de retrouver ce qui nous est commun. Voire d’exulter ce qui nous est commun. C’est ce qui se passe dans Manteau. Manteau éprouve une chaîne. On est tous en réseau et soi-même indivisible. Manteau est simultanément porté par dix personnes et les participants peuvent influer sur toute la ligne de manière égale. Ce qui n’empêche pas, comme je l’ai vu quelquefois, qu’il y ait toujours quelqu’un pour prendre le pouvoir.

Manteau c’est aussi ce qui nous permet à tous d’être là. C’est la stratosphère…

Dans l’expérience de vos œuvres à quoi nous mesurons-nous ?

Nous mesurons notre être-là. Un être-là en relation que chacun mesure à l’aune de chacun.

On se mesure à des apories, au sens où l’on se mesure à quelque chose qui se modifie au gré de la mesure.

La modification s’évalue au nombre de points de vue changeants à l’intérieur ou à l’extérieur de l’une ou l’autre des propositions. Entre ce que l’on voit et ce que l’on projetait d’y voir, il y a toujours quelque chose qui a changé, qui est en mouvement, parce qu’il est difficile d’être exclusivement contemplatif.

…"Comme un angle" ainsi que vous l’énoncez et le rendez sensible dans cette œuvre vertigineuse qu’est Colonne.

Colonne crée un espace où l’inconscient s’ouvre comme est prêt à s’ouvrir dans sa chute et par le moindre déplacement d’air que nous pouvons occasionner, l’angle droit que chaque colonne dessine entre elle et le visiteur. Colonne est constituée de colonnes torves, en latex, dont chaque niveau est indexé sur la hauteurs de nombrils relevés sur quelques uns de mes amis de tailles et sexes différents. La rencontre entre nos nombrils, leurs axes horizontaux et une colonne forme un angle droit. Dans la chute hypothétique de l’un ou de l’autre, la gradation de l’angle passe de 90° à 180°. Ici, on croise l’expérience du vide de façon fulgurante. Chaque chute frappe l’esprit. C’est une petite mort pour un deuil rapide.

Vos formes sont-elles invitations à prendre toute liberté?

Oui, et c’est la plus grande contrainte. Chacun, au moment où il fera n’importe quoi se rendra compte du plaisir qu’il a à le faire et se l’expliquera à un moment ou un autre.

"C’est souvent le non-sens qui éclaire le sens ", pour reprendre une parole de Gilles Deleuze. C’est aussi ce qui était attachant chez les dadaïstes. Ils se croyaient capables de faire n’importe quoi. C’est proprement impossible mais l’ambition est magnifique.

Ce qui apparaît à la conscience par l’expérience d’Habitation hélicoïdale semble de toute autre nature?

Ce qui est à l’œuvre dans cette forme, c’est le travail d’une forme sur une autre. Une forme pyramidale de toile rose haute de 4,50 m qui se met à tourner de manière elliptique au moment où elle atteint son sommet de régularité. Très tendue par son plan de coupe, elle enserre au sol une seconde pyramide parfaitement régulière, mais imparfaitement tendue. La déambulation dans ces espaces est possible. Plusieurs personnes peuvent y prendre place et certaines à l’intérieur de la petite pyramide. Une échelle en assure la structure et permet de monter au sommet, où s’épanouit une trémie qui s’apparente à une tribune et donne accès à un nouveau point de vue.

Celui qui monte prend le risque de passer au-dessus de quelqu’un. Cette perte de contact avec le sol suspend l’horizontalité des points de vue, base des rapports humains.

Habitation ascensionnelle que vous créez actuellement pour le musée de Strasbourg semble structurée sur les mêmes axes formels : horizontalité, verticalité, etc. Quelle perception produira-t-elle?

Habitation ascensionnelle est une habitation sans fin.

Il n’y a pas d’ascension, seulement des changements de points de vue. L’œuvre exacerbe cette idée en spéculant sur l’envie de se hisser un peu plus, mais pour se dégager du présent. C’est une ascension temporisée par une forme qui limite et illimite. Elle est non-érigée, mais suspendue dans le long hall de verre du musée, et affleure le sol. Comme la  Colonne sans fin  de Brancusi, Habitation Ascensionnelle est une habitation sans fin composée de trois corps pyramidaux disposés tête-bêche et suspendus dans un mouvement hélicoïdal de 18 m. Je l’imagine comme une vibration, une corde vocale. A l’intérieur, tout son émis sera vraisemblablement porté et réfléchi. Le rose de la toile traversée par les incidences jaunes de la lumière naturelle doit généré un rougeoiement proche d’une activité presque sanguine. En se penchant, on accède au premier niveau d’évasement situé à 1,20 m du sol. On ne monte pas plus haut dans la continuité chaînale. Ce que je souhaite ici c’est que chacun retrouve des connexions qui échappent à nos déploiements, par exemple : mettre sa tête au centre d’un espace de vacuité.

Vous arrive-t-il d’être étonné par les comportements que vos œuvres suscitent?

Les comportements, je ne peux pas m’en étonner. Mais je suis constamment recentré par eux, car on s’éloigne toujours de quelque chose qui est. Je suis donc appelé, rappelé par ce qui se joue, se dit, se vit. Je comprends et découvre des choses qui me recouvrent, comme les mots recouvrent la pensée. Les actes les découvrent. Les actes trouvent. Dans chercher et trouver, il y a deux problématiques. Chercher c’est s’attendre à ne pas trouver. C’est attendre et cette dimension du temps peut être somptueuse. Trouver c’est ce à quoi on ne s’attend pas quand on cherche. Si on cherche avec espoir de trouver on est dans un temps conditionné, et ce conditionnement risque de nous limiter.

Qu’auriez-vous trouvé que vous ne cherchiez pas?

J’aimerais trouver ce qui convoque chacun à être là, malgré nos temps différents.

Ce serait le moment de notre plus grande humanité.

Notre temps individuel ou collectif est constamment entravé par notre jugement. Je voudrais trouver cette distance qui est la mobilité infinie. Ouvrir les yeux, regarder au- delà des conditions et donc s’en affranchir : ouvrir et franchir.

Regarder longuement et attentivement, est-ce un exercice de considération?

C’est envisager. A 16 est la pièce à " envisager ". Dans A 16, qui est une boucle de textile extensible, on est toujours à découvert quelque part. Ce qui recouvre ne dissimule pas. De l’extérieur A 16 révèle les corps malgré les vêtements. A l’intérieur c’est la pièce qui donne le visage de l’autre. Quand on a trouvé le point de confiance, on peut se reposer sur l’autre. L’un avec l’autre. Et ce point de confiance, c’est le point de tension. Plus on est éloigné, plus on est proche. C’est dans ce moment qu’est ce visage… Ce point-là n’est pas toujours atteint puisque l’autre on peut le regarder sans le regarder et il peut être là sans y être. Il m’est arrivé de nombreuses fois de l’éprouver.

Vous êtes quelqu’un de la proximité?

Je suis à l’autre, à sa proximité et celle-ci jouxte une distance infinie. Créer un lien et un échange c’est demander quelque chose à l’autre et dans cette demande il y a une forme de retrait.

Nous serons en présence de quelles œuvres à Vénissieux?

Liaison, Praticable, Ellipse.
Liaison est une pièce composée de onze anneaux tous d’une section de 3 cm.

Dix font 60 cm de diamètre et un de 90 cm. La pièce est au sol parfaitement horizontale. Elle dessine onze cercles qui tous ont une attache les uns aux autres. Certains sont assemblés par trois ou quatre, d’autres sont par un seul lien retenu à l’ensemble. Le tout forme une trame irrégulière. On peut se placer au-dessus de chaque cercle et l’amener à la hauteur de sa taille, ou plus haut, ou plus bas et se retrouver en vis-à-vis avec d’autres et la possibilité de se déplacer dans un espace rond pouvant inviter à tourner sur soi-même. La trame prédispose, mais a priori chacune des personnes en présence en dispose selon sa perception de l’instant en son propre centre. Et l’instant est fait des autres personnes en présence.

On pense par l’autre qui comprend.

Combien existe-t-il de Liaisons?

Il en existe deux ! Une grise et une rouge éosine. Nos liaisons sont comme ça, soit mentales, soit physiques. Le gris a cette surdétermination, et le rouge cette autre. On a deux types de liaisons mais qui sont toujours là simultanément.

Quant à ma liaison à Ellipse elle demeure passablement brouillée…

Je comprends votre réticence car je souhaite que les images tombent et avec Ellipse j’en produis une. Mais comme le dit Georges Simmel "nous savons notre centre à la fois au-dedans et au-dehors de nous". Ellipse : c’est une ligne de crête entre soi et les autres. C’est une forme géométrique habitée par un paysage. Un paysage qui est débordé par le matériau qui le figure. La constitution d’une ellipse est faite de deux points mobiles qui excluent un centre. La composition de cette chaîne de montagne en ovale crée un intérieur et un extérieur auxquels on accède en traversant le plus haut massif de cet ensemble. Elle est faite d’un taffetas jaune et la ligne de crête est un crêpe noir qui matérialise les passages du regard d’un côté comme de l’autre pour les adultes. Tous les passages où un enfant peut porter son regard sont en taffetas jaune.

L’adulte est-il dans le saillant?

L’adulte brûle ses relations. La conscience de soi chez l’adulte crée les massifs les plus hauts, les pierres les plus dures, celles qui résistent à l’érosion.

Ellipse, chaîne de montagne, est entièrement structurée par le ravinement. Toute couture est la place de l’eau. Elle n’est indexée ni sur nos comportements, ni sur nos perceptions. A cette échelle, nous sommes Gulliver. Nous voyons à la hauteur d’un oiseau.

Vos œuvres n’occupent jamais l’espace. Elles semblent plutôt en prendre ou en donner. Serait-ce le cas de Praticable?

Praticable, c’est une perception du temps déployé qui agit sur l’espace de sa présentation au cours de la modification de ses figures.

Praticable a deux surfaces, l’une souple, l’autre rigide, et la possibilité d’être dans 36 états différents : du plat à l’érigé, en passant par la surface souple ou la surface rigide, des formes anguleuses ou des formes arrondies. La mobilité est confiée aux visiteurs et aux hôtes. Ces huit panneaux de bois sont reliés par une âme en caoutchouc et composent un ovale régulier. Sur une face, ils sont recouverts d’une peinture rouge oxyde, sur l’autre d’une mousse polyéthylène gris anthracite. Quatre de ces panneaux sont des rectangles et quatre sont des quarts de cercles. Quoi qu’il arrive les figures réalisées sont toujours celles d’un cercle ouvert.

Ouvert, comme vous semblez l’être vous-même, à toutes expériences et dans une diversité de matières?

Pour moi, la matière est un composé de matériaux et de perceptions engagé dans l’expérience. Les matériaux que j’affectionne sont toujours mis dans une situation non conforme. Ce qui s’appelle Manteau, Théâtre, Liaison, et les autres pièces ne se conforment pas au corps de chacun. Ces œuvres sont toutefois les mêmes… par ce qui se passe à l’intérieur et qui est de l’ordre d’une démobilisation.